Talisman avait attendu le soir convenu, et pas qu'un peu. Un des gardes présents, l'air navré, lui avait proposé d'entrer, de voir un officier qui pourrait peut-être lui communiquer une information. Mais elle avait poliment refusé. Être soupçonnée d'avoir manipulé le dossier était sans doute la pire idée qu'on puisse avoir en pareille situation. Elle se garda donc de céder à cette bonne intention et se contenta d'aller s'asseoir sur un banc de pierre, profitant des derniers rayons de soleil qui perçaient à travers l'immense verrière du parc, dans l'enfilade de la route secondaire de Balthazar. Les dernières lueurs solaires nimbaient l'aura guerrière du dieu du feu en une symbolique flamboyante. Un clin d’œil magistral du grand Garren probablement.
La jeune psychomancienne avait souri en sentant monter quelques bouffées de révolte : "ce malotru qui ose "convoquer" une noble dame !", "la ministre dérangée par un vulgaire séraphin", "j'ose espérer qu'il va se faire réprimander comme il se doit". Certains, romantiques, y auraient vu l'expression d'une humanité banale, elle en sourit, avec une équanimité délicate, y voyant pour sa part les turpitudes d'un mental indiscipliné qui s'escrimait encore à vouloir dire son fait quand il n'était pas sollicité. Elle laissa ces pensées troublées s'élever comme dans de petites bulles qui finirent par s'évanouir dans l'éther du mental épais du Promontoire Divin. Elle ne souhaitait pas encombrer son esprit de telles considérations qui n'étaient guère que des nuisances. Son mental était un outil, et la petite voix dont chacun est doté se devait de rester à sa place de conseillère quand elle la sollicitait. Elle n'avait que faire de jacasseries et des jérémiades par lesquelles son propre esprit se rebellait en contorsions vaines. Rapidement elle y mit bon ordre et le calme revint, et avec lui la sérénité dont elle se parait avec un bonheur sincère.
Ce n'est qu'une bonne heure plus tard, à en croire les mouvements de l'immense mobile qui surplombait la ville haute, que sa méditation fut troublée par une présence. Elle ne craignait guère l'insécurité, à vingt pas du regard des séraphins, à moins que ce ne fut précisément l'effet de la méditation qui lui avait retiré toute crainte, elle ouvrit les yeux et découvrit l'élégante silhouette de jais et d'azur sombre dont se drapait toujours Elizabeth. Une femme d'exception s'il en est : grande, belle autant qu'elle pouvait en juger derrière ses traits fins et son regard intelligent. Elle s'était maquillée avec légèreté, privilège de celles qui n'ont guère de défaut à masquer.
- "Talisman, comment allez-vous ?
- Je vais fort bien Excellence."
Un rapide examen de l'aura de la ministre convainquit la jeune psychomancienne que son interlocutrice était bien ce qu'elle voyait, et non l'une de ces illusions que les étudiants arcanistes sortis du collège sacré prenaient parfois plaisir à expédier aux abords des ministères pour voir les gardes et les officiels se redresser dans leurs bottes. Ils en pouffaient de rire comme des benêts que la déontologie n'étouffaient pas. "Et vous-même ?" répondit Talisman d'une voix claire.
- "Bien, merci. Je venais m'enquérir de cette convocation dont je suis l'objet.
- Oh, ma dame... j'aurais voulu que vous ne le sachiez pas. La démarche semble fort irrespectueuse. Et je me demande si nos lois ne vous protègent pas contre ce genre d'abus."
Elle sourit avec magnanimité.
- "Inutile de s'alarmer, j'ai trouvé la copie que tu destinais aux archives sur ton bureau, et la journée étant terminée - autant qu'elle peut l'être - j'ai ressenti le besoin de me promener un peu. Autant venir voir par ici comment tu t'en sortais, non ?
- C'est vraiment aimable Excellence. Comment progresse le dossier rose ?"
C'est ainsi qu'elles avaient baptisé cette sinistre crise de la peste noire, une épidémie terrible qui avait frappé sévèrement les collines de Kesse (les jeunes disaient Kessex depuis la réforme), et dont ils avaient la certitude désormais qu'elle était le fait d'un individu ou d'un groupe terroriste. Les roses noires, outils de dissémination de masse des bacilles responsables de l'affliction, n'avaient en réalité rien de végétal. Il s'agissait d'armes, ni plus ni moins, dirigées contre des civils innocents. Peut-être en une tentative de dédramatiser une situation tragique, elles avaient choisi l'appellation de "dossier rose" qui ne rendait certes pas justice aux œuvres magistrales d'une Elyse Grast ou d'une Myrren de Lumine dans leurs grandes heures.
Pour l'heure Myrren était d'ailleurs dans la ligne de mire d'une inquisition qui tardait à se lancer. Talisman comptait profiter de l'occasion pour vérifier que toute la diligence requise était apportée à cette sombre affaire qui mettait en jeu pas moins qu'un marquisat qui, s'il avait beaucoup perdu de sa superbe d'autrefois, n'en restait pas moins un titre du plus haut degré, et méritait qu'on s'y attarde quelque peu quand un double meurtre et une succession douteuse le mettait aux mains d'une descendante réputée déshéritée de longue date. D'ailleurs Myrren n'en était pas revenue elle-même, ou bien avait simulé la surprise avec une efficacité diabolique. Mais si elle était une danseuse exquise, une musicienne talentueuse et une conteuse inspirée, elle n'avait jamais eu de talents d'actrice au delà de cette séduction qu'elle déployait comme des voiles, autant de symptômes d'une hystérie légère qui aurait pu mériter une thérapie douce. Mais Myrren était une amie, et on ne traite pas une amie comme un patient lambda. Talisman s'était donc abstenue hormis quelques allusions délicates.
Elizabeth prit le temps de s'asseoir sur le banc de pierre qu'elle avait épousseté distraitement.
- "Nous avons enregistré des progrès majeurs. Je t'en parlerai davantage quand nous serons rentrées, mais... la fin est proche, sourit la grande dame en rejetant ses longs cheveux noirs derrière son épaule. Ou bien en marchant. Il me semble inutile de s'éterniser davantage. La nuit est venue et ce séraphin n'a pas honoré le rendez-vous. Je dirais vulgairement qu'il m'a posé un lapin", sourit la ministre avec une pointe de légèreté dans la voix très appréciée de sa collaboratrice.
Elles avaient quasiment le même âge.
D'un bon pas, elles se dirigèrent vers le Pavillon de la Couronne. Les étoiles levées brillaient lentement à travers les immenses ailes de verre comme une pluie d'étincelles cristallines. Elles s'assirent dans une volée de marches, savourant l'odeur des cyprès et des petites fleurs sauvages que les jardiniers laissaient volontairement pousser dans les immenses parterres.
"Nous avons une localisation confirmée de l'objectif, sourit la ministre avec cette élégance raffinée que Talisman buvait comme un exemple.
- On croirait entendre s'exprimer le maréchal Kavehkan, souffla Talisman dans un rire contenu.
Elles sourirent ensemble. Le temps faisant, elles apprenaient à s'apprécier de plus en plus et abordaient, parfois, des sujets plus intimes, avec une pudeur qui mettait la jeune collaboratrice en confiance. Puis vint l'heure de se séparer, et à la révérence de la jeune attachée ministérielle répondit une bise dont l'amitié la toucha vraiment.
- "Bonne nuit, Excellence. Que les Six vous gardent.
- De même, douce nuit à toi, Talisman."
