Alors que le petit groupe s'avançait hors des murs du château, en direction des quais, il devint vite évident que la rumeur disait vrai, et que le capitaine avait fort bien fait de la prendre en compte. Savoir ce qu'est une foule est une chose, le palper en est une autre. C'est une expérience à la fois effrayante et galvanisante. Cependant, voyant l'affluence qu'avait provoquée l'annonce de l'allocution de la jeune dame de Coursic, il devint vite évident que la meilleure solution n'était pas sur la terre. Alors, c'est à peine au quart d'une encablure que la barque s'éloigna du rivage et c'est la mer qui porterait la voix de la dame jusqu'au rivage, une voix qu'elle avait appris à maitriser, fort heureusement, à poser de façon à n'avoir pas à forcer pour qu'elle portât.

Elle grimpa sur des caisses accolées au plat bord et leva les mains, attendant que la foule lui accorde son attention. Le vieux ministre Prycum et son époux se tenaient légèrement en retrait. Autour d'eux, les matelots achevèrent de mettre en panne et de s'assurer que tout était en ordre avant de s'installer pour l'allocution en faisant circuler une outre de vin.

"Habitants des terres de Coursic, d'Arangard et de Vermeront,

L'émotion m'étreint, bien entendu, au moment de m'adresser à vous en qualité de candidate aux élections ministérielles, de me faire connaître de ceux qui ne me connaissent pas encore, et de me faire reconnaître de ceux qui me connaissent déjà.

Certains d'entre vous se demanderont ce que je fais là. C'est une saine réaction. Qui voudrait confier sa voix à quelqu'un qu'il n'a jamais même vu de ses yeux ni entendu de ses oreilles ?

Je suis volontaire. C'est la première raison. Je suis volontaire pour porter votre voix, et porter aussi la voix de ceux qui ne partageront pas mon opinion, car ils n'en sont pas moins des sujets de mon époux ou de ses nobles bannerets. Je suis volontaire car j'aime ce pays, au point de m'être donnée à son maître, et d'avoir embrassé son destin. J'aime ce pays oui, ce pays de roche et de mer, de granit, d'émeraude et d'opale, terre parsemée de sentinelles de pierre que sont les sanctuaires des Six disséminés à sa surface, de ses falaises et de ses levers et couchers de soleil sur l'océan autant que sur les cinquante nuances de gris de son ciel en furie.

Mais cette terre, aussi belle soit-elle, serait une prison sans ses habitants, sans chacun de vous, sans vos regards pour l'admirer et vos bras pour la mettre en valeur, sans vos esprits pour l'aimer et vos mains pour la défendre. Cette terre est la nôtre, chaque parcelle, chaque ruisseau, et ensemble nous l'avons faite ce qu'elle est.

Vous connaissez bien le ministre Prycum que j'invite à me rejoindre. Ensemble, mon époux et lui, m'ont convaincue de prendre sa suite pour redonner un élan de fraîcheur et de vigueur à notre représentation auprès du ministère de Kryte, mais sans l'expérience accumulée par ces deux hommes, malgré mon parcours au service des grands de Tyrie, sans votre soutien et votre parole, toutes les qualités du monde resteraient vaines.

Alors c'est pour vous, hommes et femmes du comté de Coursic, que je lance avec l'aide de vos bourgmestres, une grande consultation pour recueillir vos doléances et m'en faire la représentante afin de convaincre notre valeureuse reine du bien-fondé de vos demandes. Oh je ne pars pas ignorante et vierge comme l'enfant nouveau-né. Mais vous entendre et vous représenter est ma priorité, et j'entends qu'elle le demeure par dessus tous les intérêts partisans.

Venez voir vos baillis, vos maires et vos bourgmestres, interpellez les cavaliers habillés à vos couleurs qui vont parcourir notre campagne jusqu'au plus petit hameau pour recueillir votre parole et la porter jusqu'à moi, et de là, jusqu'à notre bien-aimée souveraine. Si vous me soutenez, vous me porterez jusqu'aux portes du ministère où la mission que vous me confiez prendra tout son sens.

Faites de moi votre servante, et je serai votre dévouée.

Pour notre Reine et pour la Kryte !"


Nicholas de Coursic aida sa bien-aimée à descendre de son estrade improvisée et l’étreignit un moment sous les applaudissements de l'équipage. Elle était encore sous l'effet de l'émotion, galvanisée, et lui adressa un chaste baiser dont elle n'était pourtant pas démonstrative avant de venir étreindre maître Prycum dont les yeux brillaient en écho. Puis on fit remonter l'ancre et donner un peu de voile pour prendre la route du port où l'escorte attendait sans doute impatiemment.

- Vos détracteurs vont jaser, dame. Vous n'avez pas évoqué le moindre programme.
- Parce que d'après vous suivre un "programme" conçu dans les alcôves d'une maison ou d'un petit groupe de penseurs dans leur tour d'ivoire est une meilleure solution, Excellence ? interrogea la jeune dame, non sans malice.
- Malpeste, nous en avons déjà parlé. Vous êtes têtue mais vous savez bien qu'il est nécessaire d'offrir une vision, de partager cette vision. Là... qu'est-ce qui vous distingue de n'importe quel concurrent ? Oui, pleine de bonnes intentions, mais vide comme une bouteille à la mer !
- Une bouteille porteuse d'espoirs que je compte bien mener devant mes futurs pairs. Mais je vous comprends ; qui dit que je n'ai rien à ajouter ? C'est un premier contact. Inutile de griller toutes mes cartouches, comme disent les boucaniers. Je n'ai aucune envie d'assommer nos gens avec mes propos contre la thésaurisation qui ruine nos pêcheurs, l'impérieuse nécessité de nous allier autant contre les Dragons que contre les Centaures jusqu'à ce qu'ils entendent s'asseoir à la table des négociations, autant qu'à celle de maintenir et enrichir le contact avec notre ultime présence en Ascalon avant que celle-ci ne s'enflamme et ne précipite sa propre chute. Je parlerai de nos forces marines, de nos élevages, des barrières de péage, et de l'autorisation des socs sylvaris ou de la concurrence des filets quaggans. Je n'ignore pas l'ankylose qui s'est emparée de notre clergé et je compte bien aider à son éveil, dans toutes les dimensions de son rôle. Je n'ignore pas que nous avons encore beaucoup à faire, Excellence. Et je compte bien sur vous pour ne pas m'abandonner quand je prendrai votre suite.
- "Si" vous prenez ma suite.

Elle répondit d'un sourire complice au moment où l'on jetait la passerelle.

Les cahiers de doléance revenaient lentement des villages et hameaux les plus reculés du comté de Coursic. Sur les places de marché de la veille, réparties par spécialité, une réelle effervescence s'était manifestée et les scribes engagés pour l'occasion furent bien sollicités.

Dans une tour de la forteresse maritime qui surplombait les flots gris de sa masse imposante, une large pièce venait d'être mise à disposition de la candidate aux élections ministérielles. A la lumière des hautes fenêtres, une petite phalange de fidèles décortiquaient les complaintes et désidératas, les classant en catégorie thématiques, une par mur, et en quatre colonnes, selon qu'elles exprimaient un rejet massif, modéré, ou au contraire une suggestion ou une vive sollicitation.

Bien entendu personne ne souhaitait s'acquitter de taxes ni d'impôts. Si quelques érudits ou gens plus réfléchis en admettaient l'impérieuse nécessité, aucun de ceux-là n'avaient jugé bon de l'exprimer. Elle sourit avec bienveillance en voyant se dessiner les thèmes de sa future mission, si toutefois elle était admise à l'endosser.

Elle devait aussi accepter les contraintes, heureusement modestes, que faisait poser la ligue régalienne sur son programme. Les représentants de cette noble entité avaient à cœur de s'en tenir aux quelques principes de droit souverain qu'ils estimaient à leur charge et la jeune candidate avait bien dû accepter ce compromis pour avoir les moyens de ses modestes ambitions. Papier, encre, plumes, scribes et messagers avaient un coût que ces messieurs et dames acceptaient de prendre en charge en grande partie... moyennant quoi ce qui n'entrait pas dans le strict cadre du droit régalien devait tout simplement disparaître des tablettes officielles.

Rien n'interdisait toutefois que le comte de Coursic s'inspirât des résultats de la consultation de son peuple, et qu'il y apportât ce qu'il jugeait bon et qu'il aurait l'intelligence politique et les moyens financiers de concéder sans nuire au fragile équilibre de ces terres côtières dont chaque parcelle résonnait dans ses veines.

Quatre axes se dégagaient, conformément aux consignes.

Citation :

De la chose militaire

Les Centaures saignent le bon peuple de Coursic. Leurs prétentions n'ont de cesse de piétiner nos champs, gâter nos récoltes et semer la haine et la peur aux marches du comté malgré les efforts de nos bannerets. Mais la menace va bien au delà de nos terres et seuls, nous ne pouvons que mener une guerre d'usure.

Notre proposition se place sous le signe de la diplomatie la plus ferme.
Cette fermeté consiste à instaurer de la part de chaque adulte de quinze à trente-cinq ans un service de quinze jours par an dédié à l'entretien des remparts de nos villages et fermes, l'entretien des fossés, des canaux et des défenses à la discrétion de son seigneur.
Afin de ne pas nous ravaler au rang de nos ennemis, sanguinaires et intraitables, nous veillerons à conserver une ligne diplomatique inflexible et claire qui n'en promouvra pas moins des recherches menées sous l'égide du prieuré de Durmand avec la bénédiction des autorités locales. Le but de ces recherches sera d'authentifier les prétentions d'antériorité de nos ennemis arguant de leurs "terres ancestrales" et d'établir un protocole d'accord autorisant un cessez-le-feu.
Cette diplomatie veillera à tendre la main à ceux qui partagent notre vision du monde, ces alliés sans qui la Kryte serait une forteresse assiégée, et à favoriser les initiatives du Pacte allant dans le sens de l'action concertée. Nous proposerons que les officiers krytiens les plus méritants de retour de campagne victorieuse soient accueillis en héros par des réjouissances dans notre belle capitale.

Les pirates et flibustiers écument nos côtes de façon régulière, pillent le fruit de nos pêches ou l'équipement de nos bateaux, quand ils ne s'en prennent pas plus brutalement à l'équipage.

Notre proposition consiste à promouvoir l'expérience réussie que fut la flotte Wingolth en qualité de marine expérimentale krytienne, ceci afin de lui donner un statut définitif lui permettant de s'inscrire en tant que marine royale dans une stratégie militaire concertée entre unités séraphines et navires de guerre.


De la chose économique

La pratique de l'usure étrangle les plus faibles de nos sujets obligés de souscrire à des conditions déloyales un secours indispensable au maintien de conditions de vie parfois déplorables.

Notre proposition consiste à faire réaffirmer l'interdiction ancienne du prêt à intérêt que nous considérons comme un moyen injuste, déshonorant et contre nature de s'attribuer le bien d'autrui. Recevoir un intérêt pour l’usage de l’argent prêté est en soi injuste, car c’est faire payer ce qui n’existe pas ; ce qui constitue évidemment une inégalité contraire à la justice des Six.

Les barrières de péages sises en terminaison du grand pont Nord assurent à notre comté une part non négligeable de ses revenus, autorise l'exercice d'une juste défense de son peuple et d'une justice sereine qui ne soit pas la victime de corruptions avilissantes.

Notre proposition est de veiller à l'optimisation dans la continuité de la politique fiscale existante. Le comté de Coursic se verra confirmer dans son maintien des barrières de péage. La baisse de l'impôt sur le sel consentie exceptionnellement sera maintenue et la juste compensation de ce manque à gagner sera constituée par la hausse des taxes royales sur l'exportation d'art ancien pré-krytien et la mise en œuvre de droits de décaissage pour les navires étrangers souhaitant vendre le fruit de la pêche dans nos eaux, mer ou rivières, et l'acquittement du droit d'usage de filets quaggans.

Le clergé de Mélandru se doit d'être plus investi dans la vie publique et d'être encouragé à s'engager dans le maintien et le développement des compétences de nos fermiers.

Notre proposition consiste à encourager le clergé de Melandru à exercer son ministère sur les terres qu'ils jugent aptes à recevoir le fruit de leur science divine et à en tirer le juste profit en collectant une part d'un quart du bénéfice supplémentaire qu'apportera leur action de grâce.


De l'exercice de la justice

Notre territoire jouit d'une réputation de saine justice qui est un exemple pour la Kryte et se doit d'être soutenu et encouragé.

Nous entendons prolonger cet acquis et l'entretenir en invitant deux fois l'an les autorités compétentes pour venir constater et renforcer les bonnes et saintes pratiques mises en œuvre par les vassaux, maires et adjoints au service de notre valeureuse reine. Par "autorités compétentes" nous entendons particulièrement les membres des clergés à venir partager conseils et expertise dans leurs domaines respectifs.
Nous inviterons les suzerains à exercer de façon récurrente leur droit de grâce répondant à l'interpellation d'un condamné dument portée par un membre du clergé de Kormir, ceci afin que ne pesât pas sur nos peuples la crainte d'un pouvoir humiliant et brimant, ignorant de leurs plaintes, et que chaque seigneur n'ait point crainte de faire jouer son droit de justice rédemptrice ou magnanime dans un esprit de sincérité que ne manquera pas d'entériner le clergé des Six.


De l'exercice du culte

Parce que nos terres ne sauraient devenir une seconde Ascalon...
Notre proposition consiste à inviter le clergé de Kryte à définir un jour récurrent dont l'esprit sera dédié à l'adoration de notre dieu tutélaire quelqu'il soit parmi les Six.
Nous soutiendrons tout particulièrement l'obligation pour le clergé de Grenth de prononcer, pour tout décès, l'oraison sacrée qui scelle définitivement les portes des Brumes pour le défunt, tout en l'autorisant à en réclamer juste rétribution.
Nous autoriserons les membres de clergé des Six à parcourir librement nos terres sans entraves ni taxations.


Pour notre cher comté de Coursic, notre bon royaume de Kryte et notre valeureuse reine.

Le comté de Coursic était indubitablement une terre d'orages. Au milieu de la nuit, il avait craqué en libérant des flots de pluie lourde qui rafraichissaient quelque peu l'air pesant. Tirant la lourde tenture, Aelwenn se glissa vers l'étroit balcon qui surplombait la cour d'honneur du manoir, et, au delà de ses portes, la ville endormie qu'on devinait à peine dans la lumière nocturne. Le bois était mouillé, aussi ne s'aventura-t-elle d'abord pas jusqu'à la rambarde, savourant l'abri de l'épais mur de pierre. Puis, mue par quelque désir de se laver des pesanteurs et de la fatigue, elle s'avança, vêtue de sa seule robe de nuit.

Il s'en fallut de quelques secondes pour qu'elle fut trempée, mais cette pluie la revigorait, coulait sur son visage et ses bras levés en délivrant sa fraîcheur apaisante. Les gardes distingueraient peut-être une forme blanche, quoi d'autre ? Elle s'abandonnait à la puissance des éléments et trouvait dans cet abandon une nouvelle vigueur. Ses cheveux lui collaient aux joues et au front ou battaient dans le vent. Elle sentait le froid du vêtement contre son ventre et ses jambes, mais elle sentait surtout une profonde et fraîche détente l'envahir lentement. Elle l'invitait en elle, s'y abreuvait avec une soif qu'elle avait trop longtemps reléguée à plus tard, quand elle pourrait de nouveau s'accorder un peu de temps pour elle, un petit peu.

Puis, les mains dégoulinantes étreignant la petite rambarde de bois sombre, elle scruta la nuit, adressant de muettes prières à ceux qu'aucun toit ne protégeait, ou ne protégeait que trop mal, aux soldats qui scrutaient la nuit, accrochés à leurs lances depuis des tranchées qui se gorgeaient de boue, ou à ceux qui étaient en mer et restaient bloqués au large pour éviter le grain.

Elle devina la présence de son époux puis, dégageant son visage, croisa son regard un peu inquiet qui brillait dans le noir, et sentit bientôt les bras protecteurs l'enlacer puis l'emporter. Il ne dit pas un mot. C'était un taiseux, comme bien des marins qui ne s'expriment que lorsque c'est indispensable. Elle fut bien vite ramenée à l'abri. Puis il l'aida à s'extraire de son vêtement détrempé, sans un reproche, avant de la guider entre les draps de lin où elle s'endormit bien vite dans ses bras, répondant à la lisière de la conscience à ce tendre baiser qu'il lui offrait. Elle le négligeait, en avait conscience, et s'en excusa d'un murmure qu'il fit taire d'un doigt sur ses lèvres.

Elle était épuisée, certes, mais sereine, forte d'un nouvelle vigueur puisée au plus profond de cette terre d'orages qu'elle aimait de tout son cœur.

Citation :

Communiqué de la ligue régalienne relatif à la campagne ministérielle


Dame, sieur,

Par la présente, la ligue régalienne informe qu'à l'initiative de la candidate Aelwenn "Talisman" de Coursic et du sieur Tancrède Volderodh, un accord croisé a été trouvé stipulant que moyennant accord mutuel autour de l'encadrement du taux d'usure à hauteur de deux parties pour cent, la ligue régalienne soutiendra le candidat Tancrède Volderodh dans sa circonscription tandis que dans le même temps, la ligue salmaique soutiendra la candidate Aelwenn "Talisman" de Coursic en ses terres d'élection.

Veuillez recevoir l'expression de nos révérences respectueuses.

Pour servir et valoir ce que de droit.


Comité de direction de la ligue régalienne.
[signature du délégué]

"Enfin une candidate qui prend en compte le clergé et ses préoccupations...."

Je confirme mon soutien à Aelween dite "Talisman" de Coursic.

Amarane Ytagre, prêtresse de Grenth

Kassha Quaggan Niiljah ayant demandé conseil pour ne pas faire de fautes.

Après entretien, et sous le regard des Six, je, Shaeterna Volpe, accorde mon vote et ma confiance à dame Aelween "Talisman' de Coursic.

Puisse-t-elle œuvrer pour le bien de tous avec honnêteté et calèche diligence.